« Préface » de
De l’Unité transcendante des religions

par

Frithjof Schuon

© World Wisdom, Inc.

Les considérations de ce livre procèdent d’une doctrine qui n’est point philosophique, mais proprement métaphysique; cette distinction peut paraître illégitime à ceux qui ont l’habitude d’englober la métaphysique dans la philosophie, mais, si l’on trouve une telle assimilation déjà chez Aristote et chez ses continuateurs scolastiques, cela prouve précisément que toute philosophie a des limitations qui, même dans les cas les plus favorables comme ceux que nous venons de citer, excluent une appréciation parfaitement adéquate de la métaphysique; en réalité, celle-ci possède un caractère transcendant qui la rend indépendante d’une pensée purement humaine, quelle qu’elle soit. Pour bien définir la différence qu’il y a entre les deux modes de pensée, nous dirons que la philosophie procède de la raison, faculté tout individuelle, tandis que la métaphysique relève exclusivement de l’Intellect; ce dernier, Maître Eckhart le définit ainsi en pleine connaissance de cause : « Il y a dans l’âme quelque chose qui est incréé et incréable; si l’âme entière était telle, elle serait incréée et incréable, et cela c’est l’Intellect. » On trouve dans l’ésotérisme musulman une définition analogue, mais plus concise encore et plus riche en valeur symbolique : « Le Soufi (c’est-à-dire l’homme identifié à l’Intellect) n’est pas créé. »

Si la connaissance purement intellectuelle dépasse par définition l’individu, si donc elle est d’essence supra-individuelle, universelle ou divine et procède de l’Intelligence pure, c’est-à-dire directe et non discursive, il va de soi que cette connaissance ne va pas seulement plus loin que le raisonnement, mais même plus loin que la foi au sens ordinaire de ce terme; autrement dit, la connaissance intellectuelle dépasse également le point de vue spécifiquement théologique qui, lui, est pourtant incomparablement supérieur au point de vue philosophique ou plus précisément rationaliste, puisque, comme la connaissance métaphysique, il émane de Dieu et non de l’homme ; mais alors que la métaphysique procède tout entière de l’intuition intellectuelle, la religion procède de la Révélation; celle-ci est la Parole de Dieu en tant qu’Il s’adresse à Ses créatures, tandis que l’intuition intellectuelle est une participation directe et active à la Connaissance divine, et non une participation indirecte et passive comme l’est la foi. En d’autres termes, on dira que dans l’intuition intellectuelle ce n’est pas l’individu en tant que tel qui connaît, mais en tant que, dans son essence profonde, il n’est point distinct de son Principe divin; aussi la certitude métaphysique est-elle absolue en raison de l’identité entre le connaissant et le connu dans l’Intellect. S’il est permis de prendre un exemple dans l’ordre sensible pour illustrer la différence entre les connaissances métaphysique et théologique, nous pourrons dire que la première, que nous appellerons « ésotérique » lorsqu’elle se manifestera moyennant un symbolisme religieux, a conscience de l’essence incolore de la lumière et de son caractère de pure luminosité; telle croyance religieuse, par contre, admettra que la lumière est rouge et non verte, tandis que telle autre croyance affirmera le contraire; les deux auront raison en ce qu’elles distinguent la lumière de l’obscurité, mais non pas en tant qu’elles l’identifient à telle couleur. Nous voulons montrer par cet exemple très rudimentaire que le point de vue théologique ou dogmatique, par le fait qu’il se fonde dans l’esprit des croyants sur une Révélation et non sur une connaissance accessible à chacun — chose d’ailleurs irréalisable pour une grande collectivité humaine —, confond nécessairement le symbole ou la forme avec la Vérité nue et supra-formelle, tandis que la métaphysique, qu’on ne peut assimiler à un « point de vue » que d’une façon toute provisoire, pourra se servir du même symbole ou de la même forme à titre de moyen d’expression, mais sans en ignorer la relativité; c’est pour cela que chacune des grandes religions intrinsèquement orthodoxes, par ses dogmes, ses rites et ses autres symboles, peut servir de moyen d’expression à toute vérité connue directement par l’œil de l’Intellect, organe spirituel que l’ésotérisme musulman appelle « l’œil du cœur ».

Nous venons de dire que la religion traduit les vérités métaphysiques ou universelles en langage dogmatique; or, si le dogme n’est pas accessible à tous dans sa Vérité intrinsèque que seul l’Intellect peut atteindre directement, le même dogme n’en est pas moins accessible par la foi, seul mode de participation possible, pour la grande majorité des hommes, aux vérités divines. Quant à la connaissance intellectuelle qui, nous l’avons vu, ne procède ni d’une croyance ni d’un raisonnement, elle dépasse le dogme en ce sens que, sans jamais le contredire, elle en pénètre la dimension interne, c’est-à-dire la Vérité infinie qui domine toutes les formes.

Afin d’être absolument clair, nous insisterons encore sur ce que le mode rationnel de connaissance ne dépasse nullement le domaine des généralités et n’atteint à lui seul aucune vérité transcendante; il peut néanmoins servir de mode d’expression à une connaissance supra-rationnelle — c’est le cas de l’ontologie aristotélicienne et scolastique —, mais ce sera toujours au détriment de l’intégrité intellectuelle de la doctrine. Certains objecteront peut-être que la métaphysique la plus pure se distingue parfois peu de la philosophie, qu’elle use comme celle-ci d’argumentations et semble arriver à des conclusions; mais cette ressemblance ne tient qu’au fait que toute conception, dès qu’on l’exprime, se revêt forcément des modes de la pensée humaine, qui est rationnelle et dialectique; ce qui distingue ici essentiellement la proposition métaphysique de la proposition philosophique, c’est que la première est symbolique et descriptive, en ce sens qu’elle se sert des modes rationnels comme de symboles pour décrire ou traduire des connaissances qui comportent plus de certitude que n’importe quelle connaissance de l’ordre sensible, tandis que la philosophie — qu’on n’a pas pour rien appelée ancilla theologiae — n’est jamais plus que ce qu’elle exprime; lorsqu’elle raisonne pour résoudre un doute, cela prouve précisément que son point de départ est un doute qu’elle veut arriver à surmonter, alors que, nous l’avons dit, le point de départ de l’énonciation métaphysique est toujours essentiellement une évidence ou une certitude, qu’il s’agira de communiquer, à ceux qui seront capables de la recevoir, par des moyens symboliques ou dialectiques propres à actualiser chez eux la connaissance latente qu’ils portent inconsciemment, nous dirons aussi « éternellement », en eux-mêmes.

Prenons, à titre d’exemple des trois modes de pensée que nous avons envisagés, l’idée de Dieu : le point de vue philosophique, lorsqu’il ne nie pas Dieu purement et simplement, et ne serait-ce qu’en substituant à ce mot un sens qu’il n’a pas, cherche à prouver Dieu par toutes sortes d’argumentations; en d’autres termes, ce point de vue cherche à prouver soit l’« existence », soit l’« inexistence » de Dieu, comme si la raison, qui n’est qu’un intermédiaire et nullement une source de connaissance transcendante, ne pouvait pas prouver n’importe quoi; d’ailleurs, cette prétention à l’autonomie de la raison dans des domaines où seules l’intuition intellectuelle d’une part et la Révélation d’autre part peuvent communiquer des connaissances, caractérise le point de vue philosophique et en révèle toute l’insuffisance. Quant au point de vue théologique, il ne se soucie pas de prouver Dieu — il permet même d’admettre que cela est impossible —, mais il se fonde sur la croyance; ajoutons que la foi rie se réduit nullement à la simple croyance, sans quoi le Christ n’aurait pas parlé de la « foi qui déplace les montagnes », car il va sans dire que la croyance religieuse n’a point cette vertu. Métaphysiquement enfin, il ne s’agira plus ni de « preuve » ni de « croyance », mais exclusivement d’évidence directe, évidence intellectuelle qui implique la certitude absolue, mais qui, dans l’état actuel de l’humanité, n’est plus accessible qu’à une élite spirituelle de plus en plus restreinte; or la religion, de par sa nature et indépendamment des velléités de ses représentants qui peuvent n’en avoir pas conscience, contient et transmet sous le voile de ses symboles dogmatiques et rituels la Connaissance purement intellectuelle, ainsi que nous l’avons fait remarquer plus haut.

Toutefois, on pourrait à bon droit se demander pour quelles raisons humaines et cosmiques des vérités que nous pouvons qualifier d’« ésotériques » dans un sens très général sont exposées et explicitées précisément à notre époque si peu encline aux spéculations; il y a là en effet quelque chose d’anormal, non pas dans le fait d’exposer ces vérités, mais dans les conditions générales de notre époque qui, marquant la fin d’une grande période cyclique de l’humanité terrestre la fin d’un mahâ-yuga selon la cosmologie hindoue —, doit récapituler ou remanifester d’une façon ou d’une autre tout ce qui se trouve inclus dans le cycle entier, conformément à l’adage : « les extrêmes se touchent », en sorte que des choses qui sont anormales en elles-mêmes peuvent devenir nécessaires en raison desdites conditions. A un point de vue plus individuel, celui de la simple opportunité, il faut convenir que la confusion spirituelle de notre époque a atteint un degré tel que les inconvénients qui, en principe, peuvent résulter pour certains du contact avec les vérités dont il s’agit, se trouvent compensés par les avantages que d’autres tireront des dites vérités; d’un autre côté, le terme d’« ésotérisme » est si souvent usurpé pour masquer des idées aussi peu spirituelles et aussi dangereuses que possible, et ce qu’on connaît des doctrines ésotériques est si souvent plagié et déformé — outre que l’incompatibilité extérieure et volontiers amplifiée des différentes formes traditionnelles jette le plus grand discrédit, dans l’esprit d’un grand nombre de nos contemporains, sur toute tradition, religieuse ou autre — qu’il n’y a pas seulement avantage, mais même obligation de faire entrevoir, d’une part ce qu’est l’ésotérisme véritable et ce qu’il n’est pas, et d’autre part, ce qui fait la solidarité profonde et éternelle de toutes les formes de l’esprit.

Pour en venir au principal sujet que nous nous proposons de traiter dans ce livre, nous insisterons sur ce que l’unité des religions, non seulement n’est pas réalisable sur le plan extérieur, celui des formes, mais ne doit même pas être réalisée, à supposer que ce soit possible, sur ce plan, sans quoi les formes révélées seraient dépourvues de raison suffisante; dire qu’elles sont révélées, c’est dire qu’elles sont voulues par le Verbe divin. Si nous parlons d’« unité transcendante », nous voulons dire par là que l’unité des formes religieuses doit être réalisée d’une façon purement intérieure et spirituelle, et sans trahison d’aucune forme particulière. Les antagonismes de ces formes ne portent pas plus atteinte à la Vérité une et universelle que les antagonismes entre les couleurs opposées ne portent atteinte à la transmission de la lumière une et incolore, pour reprendre notre image de tout à l’heure; et de même que toute couleur, par sa négation de l’obscurité et son affirmation de la lumière, permet de retrouver le rayon qui la rend visible et de remonter ce rayon jusqu’à sa source lumineuse, de même toute forme, tout symbole, toute religion, tout dogme, par sa négation de l’erreur et son affirmation de la Vérité, permet de remonter le rayon de la Révélation, qui n’est autre que celui de l’Intellect, jusqu’à sa Source divine.